Une question de stabilité

Réévaluer la résistance au déversement des poutres en acier soudées modernes

Par Dimple Ji, Robert G. Driver et Ali Imanpour, Université de l’Alberta

LE DÉVERSEMENT est l’un des modes de rupture possibles des poutres en acier. On l’observe dans la travée d’une poutre subissant un moment de flexion : celle-ci décrit d’abord une déformation dans l’axe vertical, suivie d’une oscillation et d’une rotation simultanées dans l’axe horizontal. Visuellement, le résultat est une poutre d’apparence tordue.

Les règles de calcul des charpentes en acier de la norme CSA S16 permettent d’estimer la résistance au déversement au moyen d’une courbe unifiée représentant les trois régions de comportement caractéristique du déversement : déversement élastique, déversement inélastique et capacité transversale globale. Les équations de conception actuelles ont été formulées en 1974 et s’appliquent autant aux sections laminées qu’aux sections soudées. Bien que de légères modifications leur aient été apportées depuis, l’équation de base n’a pas changé. La prémisse est relativement simple : pour une section de poutre non soutenue, la résistance à la flexion doit excéder le moment de flexion imposé par les charges de calcul. Il est présumé toutefois que l’on comprend bien comment le déversement s’opère sur une poutre d’acier et que les équations de conception peuvent prédire adéquatement la résistance à la flexion d’une section de poutre. Or, il a été suggéré dernièrement que les actuelles règles de calcul surestimeraient la résistance des sections soudées.

Au coeur de ces préoccupations : la nature des sections soudées et leurs contraintes résiduelles, c’est-à-dire les contraintes intrinsèques engendrées lors du processus de fabrication. Bien que les contraintes résiduelles existent autant dans les sections laminées que soudées (figure 1), les soudures donnent lieu à des distributions de contraintes résiduelles qui rendraient la section plus encline au déversement. Pour être plus précis, ce sont les contraintes de compression aux extrémités de l’aile en compression qui seraient en cause. Parce que l’aile en compression renferme des contraintes résiduelles intrinsèques, la section pourrait céder bien avant que la contrainte à la limite élastique soit atteinte. Les sections soudées subissant une contrainte de compression sur une plus grande région, on observerait une perte importante de rigidité de l’aile en compression et une chute rapide de la résistance à la flexion.

Kabir et Bhowmick [1] ont récemment réalisé des études numériques qui abondent dans ce sens, et concluent que l’actuelle courbe de conception surestime la résistance des sections soudées, en particulier dans la région du déversement inélastique où les contraintes résiduelles pourraient compromettre substantiellement la résistance de ce type de poutre. Dans une étude publiée en 2011, MacPhedran et Grondin [2] recommandaient de modifier la norme actuelle et d’employer des courbes de conception distinctes – une pour les sections laminées et une autre pour les sections soudées –, comme le fait l’Eurocode 3.

 

FIGURE 1 : Distribution de la contrainte résiduelle sur des poutres laminées (à gauche) et soudées (à droite); T = tension, C = compression
(image avec l’autorisation de Daniel Unsworth, étudiant à la maîtrise du Centre de l’acier, 2018)

Étant donné qu’une réduction de la résistance théorique des poutres soudées pourrait augmenter considérablement leur coût, il est prudent d’évaluer la situation de façon plus approfondie. Bien que les dernières recherches suscitent des interrogations quant aux courbes de conception actuelles, il convient de rappeler qu’elles ont été réalisées par simulation informatique ou fondées sur des résultats expérimentaux d’essais réalisés surtout au Japon dans les années 1960 à 1980. Depuis lors, les processus de fabrication ont quelque peu changé, avec des effets probables sur l’amplitude et la distribution des contraintes résiduelles, et donc sur la résistance à la flexion. En outre, ces processus varient d’un pays à l’autre; les poutres testées au Japon ne sont pas nécessairement représentatives de celles construites au Canada. L’industrie de l’acier aurait donc intérêt à réaliser des études plus poussées avant d’adopter ou de rejeter toute modification aux normes actuelles.

Le Centre for Steel Structures Education and Research (Centre de l’acier) de l’ICCA est un réseau d’éducation et de recherche basé à l’Université de l’Alberta dont le mandat est de réaliser des travaux de recherche répondant aux besoins de l’industrie. Le Centre de l’acier a lancé un programme de recherche sur le déversement des poutres soudées dans le but de combler les lacunes dans la littérature scientifique à ce sujet. Comme il y a peu de données expérimentales récentes, l’un des volets du programme consistera à tester à grande échelle la stabilité de poutres soudées modernes.

 

FIGURE 2 : Dimensions de la poutre et disposition des charges

 

Les poutres auront une longueur d’environ 10 m et une hauteur de 600 à 900 mm, avec des ailes de 300 à 470 mm de largeur – soit des dimensions représentatives de poutres qui entrent couramment dans la construction de bâtiments ou de poutres de pont de petite ou moyenne taille. Les poutres sont simplement supportées dans le plan et rotulées dans l’axe de torsion, avec huit charges concentrées appliquées sur l’aile supérieure (figure 2). Les seuls supports latéraux se trouvent aux extrémités de la poutre, de sorte que celle-ci est libre de déverser sur toute sa longueur non soutenue (10 m). Onze tests sont prévus sur neuf poutres produites au moyen de procédés de fabrication et de soudure modernes. La conception d’un banc d’essai capable de recevoir des poutres de ces dimensions, ainsi que les déformations et les rotations prévues durant les essais de déversement, ont représenté des défis de taille. L’une des premières difficultés était de trouver un moyen de laisser la poutre jouer latéralement tout en maintenant la charge dans l’axe vertical, des conditions difficiles à reproduire expérimentalement. C’est d’ailleurs la principale raison pour laquelle les essais de déversement sont si rares. La solution passait par un simulateur de charge de gravité, un appareil rotulé unique capable d’exercer une charge sur des échantillons non statiques développé à l’Université Lehigh. Les assemblages à rotules laissent la poutre osciller librement dans l’axe latéral, tout en gardant l’application de la charge proche de l’axe vertical (figure 3). Aucun réglage manuel n’est requis et le dispositif peut se mouvoir dans les deux directions à partir de la position d’équilibre. L’emploi d’un simulateur de charge de gravité pour appliquer chacune des huit charges permet de laisser la poutre jouer dans l’axe latéral presque sans retenue.

FIGURE 3 : Simulateur de charge de gravité

 

La conception du banc d’essai est terminée (figure 4A et figure 4B), le problème de l’application de la charge, et bien d’autres, ayant été résolu. On peut voir l’impressionnant dispositif en préparation pour les essais dans le laboratoire de génie des structures I.F. Morrison de l’Université de l’Alberta. Il occupe une aire de 11 m x 5 m, pour une hauteur de plus de 3,5 m. Il s’agit du premier essai de déversement de cette amplitude : les résultats sont attendus avec impatience! Cette étude fournira une contribution importante à un corpus de résultats expérimentaux qui commençait à tomber en désuétude, et éclairera le débat sur l’adéquation de la norme S16. Les ingénieurs, mieux informés sur la nature du déversement grâce à cette recherche, pourront concevoir des poutres soudées modernes avec une confiance accrue dans leur sécurité et leur efficacité.

FIGURE 4A : Configuration du test de déversement

 

FIGURE 4B : Configuration du test de déversement

Ce projet de recherche est un autre exemple des avantages du partenariat entre le Centre de l’acier et l’industrie canadienne de l’acier. Le Centre de l’acier et Supreme Group, un membre de l’ICCA, ont fabriqué les poutres et les accessoires d’essai et fourni la vaste expertise nécessaire en fabrication de poutres de pont. SSAB a fourni gracieusement tout le matériau requis pour la fabrication des poutres. Nous applaudissons chaudement ce soutien à des travaux de recherche appliquée dont bénéficiera l’industrie de l’acier.

 

 

 

 

2021-05-26T09:10:30-04:00mai 25th, 2021|

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